2806 cibles, une seule balle pour les atteindre toutes…(Extrait)

 » Comme une ombre, j’ai glissé dans le grincement séculaire de la vieille porte du hall avant de traverser la ville comme un voleur obstiné à sauver son butin, scandant ma marche sur les pavés baroques, le bleu-rouge d’un ciel d’aube bataillien veillant sur mes pas dans les ruelles vides de ce petit matin de mai pour arriver jusque-là : aux pieds des deux hydres métalliques de Gaudi qui dressent maintenant leurs douze gueules blafardes dans un ultime et inutile défi jeté au jour qui les ensevelira bientôt…comme toujours…
La place Royale est déserte, débarrassée des dealers, des touristes et des clodos, seules dansent entre les arbres les voiturettes de la propreté municipale…
Tous les bars sont fermés. Sauf un.
Les chaises de sa terrasse y forment encore des piles incertaines attirées par le sol de granit qui luit, récuré des jets d’eau propre effaçant, consciencieux, les traces coupables de la nuit qui meurt peu à peu sous les arcades encombrées qui nous ont abrités la veille au soir… Le temps d’un verre et d’une auscultation moqueuse du bal des imbéciles qui tournent sur eux-mêmes dans une valse idiote qui semble ne jamais devoir prendre fin…

J’ai laissé Vanda entre les draps râpeux du petit hôtel miteux où nous sommes venus nous réfugier en bout de nuit…
Je l’ai laissée et je me suis enfui après avoir passé un long moment accroupi, nu sur la moquette usée, plein de ce désir votif de vouloir à nouveau glisser ma tête entre ses fesses tendues, légèrement ouvertes, qui me laissaient entrevoir son sexe pleurant en larmes chaudes et nacrées le plaisir des heures d’avant ; obsédé par ce désir violent d’y enfoncer ma langue dure, ouvrant toute grande ma bouche contre ses lèvres comme les petits dragons entortillés sous les ovales laiteux des lampadaires de Gaudi, gueules béantes, semblent vouloir aspirer le ciel tout entier et qui me toisent maintenant depuis leur immuable ascèse au milieu du mutisme provisoire de la ville folle…
Je n’ai pas osé transgresser la règle tacite qui nous unit et ma fuite vers cet ailleurs silencieux, le seul moyen de prolonger la nuit, de renoncer à perdre le goût de ce bonheur violent qui m’arrache à la gangrène des jours sinistres où nous marchons pourtant, elle et moi, obstinés à échapper coûte que coûte au désastre annoncé, glissants, furtifs, entre les ruines qui s’amoncellent, fugitifs traqués n’ayant sans doute, parfois, rien à envier aux bêtes…
Les masses bêlantes installées depuis le 14 mai Place de Catalogne ont été notre prétexte, le mensonge aigre-doux que nous avons servi sans honte aux contempteurs sociaux qui enlaidissent nos vies, pour fuir jusqu’ici quelques jours, dans cette ville que nous aimons tant…
Cette furia urbaine radicalement autre où nous dissimulons depuis le premier jour, ces sourires clandestins qui nous tiennent saufs au milieu de la haine…où nous dansons et écrivons ensemble parmi les fantômes des siècles précédents, dans la crudité d’un G. Bataille et l’asepsie sacrificielle de Weil, à l’abri du poing de Durruti, dans la mélancolie âpre de Bolaño et les humeurs marines de son port monstrueux, plaie béante insuturable, qui ne sait empêcher ni les fuites, ni les intrusions…
Cet ouvroir des possibles qui chante au gré des sirènes et des cornes de brume l’ailleurs et le nulle part, l’euphorie d’un espoir, la douceur d’une rêverie vagabonde ou la nostalgie d’un souvenir, tous ces nécessaires insaisissables qui ne sauront jamais mourir tout à fait… Quel que soit l’acharnement que met le contemporain à les anéantir …

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« Celle qui ne te tue pas »
« Lawrence d’Arabie, À contre-corps »

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