Journal d'un hétérotope

"Il n'y a pas de hasard, juste une conjonction de forces désirantes."

De la sidération…

Installé à la terrasse de la Rotonde, j’avais fini par me demander si je n’aimais pas plus encore les aubes désormais. Ce temps court qui s’offrait entre l’oubli de la nuit et l’exaspération frénétique des jours, cet entre deux où il n’y a rien, où il n’y plus aucun devoir à être, ni fêtard, ni avide conquérant de ces parts de réussite sociale censées nous déterminer aux yeux du monde et des autres, errance statique, comme en suspension, tandis que chacun s’agite et s’inquiète, happé par la nécessité des choses ; que nos gosses s’empressent vers un avenir dont on prétend désormais qu’il pourrait être, in fine, déterminé par les calculs savants d’un algorithme à la froide objectivité qui les débarrassera de toutes illusions assassines et coûteuses comme je l’écrivais dans le journal L’Humanité.

Ce temps hors de la sidération de ce début de siècle, jetée comme un mauvais sort sur la condition humaine qui hésite entre ses vieux affects et ce devenir augmenté que lui promet la Science et que lui offre déjà, croit-elle, cette mésexistence numérique et les outils de projection pixelisée comme autant de prothèses surnuméraires qui nous auraient colonisés, que la Technique a autant mis à notre service que nous nous sommes mis au sien, obéissant à l’injonction du temps, peut-être seulement pour être résolument moderne, comme nous y appelait Rimbaud, à moins que ce ne soit pour singer bêtement notre époque par crainte d’un exil dont il serait impossible de revenir.

À l’autre bout de la terrasse déserte, un petit maître s’abîmant dans l’étude des pages bourse du Figaro, une formule petit-déjeuner complète étalée sur sa table, un trio de flics en gilet pare-balles sur leurs chemisettes blanches, mitraillette au poing, pour dire la menace qu’il ne faudrait surtout pas oublier alors que croise au large de nos côtes un navire plein de 629 réfugiés sauvés in extremis du naufrage, traversant ce carrefour tant de fois fréquenté en près de quarante ans qu’en additionner les minutes et les heures passées me donnerait sans doute le vertige.

Et peu à peu les groupes de touristes s’agglutinant les uns sur les autres par respect de l’ordonnancement quasi militaire imposé par une batterie de serveurs soucieux de ne pas perdre la moindre tresse d’osier vernis au rouge rubis coruscant dans la grisaille de cette matinée de juin qui mime celles d’octobre lorsque l’été s’éloigne et que, refusant d’en démordre, nous nous acharnons encore à sortir en bras de chemise, dans un ultime geste de déni de la lumière qui s’enfuit et des jours qui raccourcissent, comme nous, paraît-il, sur le dernier sentier.

Je regardais ce petit manège, encore habité des images de l’épisode final de Sense 8, cette série LGBT friendly et antiraciste produite par Netflix, vu la veille avec mon fils de dix-sept ans, où amor vincit omnia, malgré tout, comme dans la Casa de Papel si l’on y regarde bien, où le clin d’œil s’adresse peut-être d’abord aux indignés de la Puerta del Sol, mais dans le fond tout autant à cette même part de l’humanité qui s’acharne à croire, dans toutes les marges, dans tous les clubs et sur toutes les places occupées de la planète, que le monde ancien agonisant va bien finir par crever pour nous céder enfin sa place. Pourtant ici, depuis un peu plus d’un an, sous le visage poupon et disruptif du jeune édile, c’est bien lui, l’ancien, qui semble hurler son retour et sa victoire prochaine au milieu d’un champ de bataille où nous ne cessons plus de reculer. Sur le traitement indigne des réfugiés chassés et harcelés sans relâche et dont les alpes, comme nous le savions tous, nous révèlent aujourd’hui les corps sans que l’on s’en émeuve vraiment… sur l’instauration d’une sélection qui ne dit pas son nom à l’entrée de l’université contre laquelle pourtant, génération après génération nous nous sommes tous battus ces cinquante dernières années, sur la remise en cause des aides sociales, sur l’enterrement du plan banlieue pourtant réalisé en concertation avec les acteurs de terrain et mené sous la direction d’un homme de centre-droite peu soupçonnable de dérive gauchiste ou frontiste, sur ce besoin d’alternatives à un modèle économique et social en train d’épuiser la planète et transformer des millions d’êtres humains en simples outils usinables et corvéables à souhait que symbolisait la ZAD de Notre-Dame-des-Landes et que nous avons laissé mater par un déploiement de forces totalement disproportionné et incompréhensible en nous racontant que oui, il n’était question ici que de rétablir un ordre républicain qui vaut pour tous, dans une société dont nous savons tous pourtant qu’elle ne peut plus cacher depuis longtemps des inégalités structurelles ineffaçables à coups de matraque et de gaz lacrymogène.

Partout donc, à l’exception de Rouvray, lisais-je dans le fil de ma TL entre deux gorgées de café et trois bouffées tirées sur ma clope dont mes nouveaux voisins commençaient à regarder la fumée en grimaçant tandis qu’ils beurraient les tartines du petit-déjeuner français qui venait de leurs être servi. Avec le temps qu’il fait vous n’aviez qu’à coloniser les banquettes de la salle au lieu de vous coller comme des mouches à merde sur un morceau de steak un soir d’orage, avais-je commencé à penser, aussi peu amène qu’une vives sur laquelle on viendrait de marcher.

Et je ne parle pas du traitement musclé des rébellions étudiantes et lycéennes que nous n’aurions jamais toléré.

Quand je dis nous, je parle de l’immense majorité qui ne penche ni vers un extrême ni vers l’autre, qui rêve d’un pays apaisé où il ferait bon vivre et aimer qui l’on voudrait, où le strict respect des libertés individuelles ne saurait être un sujet, où la violence de l’Etat serait contenue comme elle avait su l’être depuis la mort de Malik Oussekine en 1986, où le communautarisme resterait cette étrangeté d’outre-Atlantique ou d’outre-Manche, la religion la pratique ritualisée d’une croyance respectable de certains, conservée loin des ors de la République et des affaires courantes, où le traitement des malades psychiatriques ne s’imaginerait que dans la plus grande humanité, tout comme l’accueil de celles et ceux qui risquent tout pour venir se réfugier sur ce territoire d’exception qui n’a plus connu la guerre depuis 1945 et qui s’appelle l’Europe, cet idéal sur lequel nous ne cessons de mégoter comme seuls les riches peuvent le faire d’une chance à nulle autre pareille, fut-elle imparfaite et critiquable, que nous sommes en train de laisser crever, autant par vindicte que par désintérêt, comme s’il était déjà acquis, ignifugé et donc protégé de tous nos petits jeux de pompier-pyromane alors que tous les signaux sont au rouge, que le fascisme y fait un peu partout un retour inimaginable pour tous ceux, comme moi, qui ont été biberonnés au plus jamais ça et qui pourtant ont laissé faire, pensant légitimement qu’était venu le temps de ne se préoccuper que de soi et des siens, de tourner le dos à la Politique, cette harassante pratique du quotidien qui engendre disputes et désaccords, qui ramène sans cesse au commun quand seul l’avenir du un semblait enfin pouvoir compter.

Et c’est peut-être de là que vient cette sidération qui nous catatonise depuis des mois, de ce mensonge dont nous avions fait l’écrin de nos quotidiens, l’impossible retour du pire, ce fascisme qui occupait les récits de nos grand-parents et les pages de nos livres d’Histoire, l’inimaginable du meurtre de masse au coeur de nos sociétés, meurtres commis, non par des autres venus de l’au-delà du Limès, fussent-ils partiellement animés par un Islam politique né des cendres d’un Proche et d’un Moyen-Orient dont nous avions fait notre terrain de jeux, mais par quelques uns des nôtres qu’aucune déchéance de nationalité ne serait parvenue à exclure du corps commun que, ne nous en déplaise, nous fondons malgré tout, tous ensemble, pour le meilleur et pour le pire. Une sidération née de toutes ces peurs contre lesquelles un seul nous aura semblé le rempart, avec sa fougue et ce désir puissant le faisant croire lui-même à son destin, un seul s’abîmant dans l’hubris pour finir par croire que nous étions tous si désespérés et impuissants qu’il pourrait faire renaître de ses cendres le mythe de l’homme providentiel, le plus-un qui aurait la force et le panache pour nous débarrasser de ce devoir commun qui nous échoit et qui consiste à prendre notre part sur cette ligne de crête entre deux précipices, funambules sur le fil d’un début de siècle où la victoire durable du progressisme est aussi possible que le retour du pire. Une corde raide où les premiers de cordée ne sauraient être ceux qui réussissent dans la vie au prix de n’envisager cette dernière que comme une longue suite de combats à remporter face à des ennemis, mais celles et ceux qui croient fermement qu’un autre monde est possible, que la bienveillance est plus qu’une parole creuse lancée au milieu d’un meeting de campagne, qu’elle peut innerver jusqu’à la fermeté dans le respect des règles minimum du vivre ensemble sans que celle-ci n’ait à prendre le visage grimaçant d’un ministre de l’intérieur qui finirait par nous faire regretter les pires de ses prédécesseurs. Si ce jeune président se devait d’incarner autrement que pour les seules lignes de la communication politique ce devenir possible de la victoire du progressisme, il ne le pourrait qu’à la condition que nous soyons prêts à le rappeler à l’ordre sans craindre que ce faisant, nous ouvririons la porte au pire, parce que ça n’est qu’en continuant de s’y refuser, tétanisés par la peur de le fragiliser, que nous provoquerons ce que nous voulons à tout prix éviter…

De quel avenir, ParcourSup est-il le nom ?

À tout le moins, certainement pas celui espéré et appelé de ses vœux, au lendemain du 13 novembre 2015, par celui qui, dit-on, ne se rêvait pas encore président. Un avenir mirifique tout entier cousu des fils d’or du rêve de devenir milliardaire qui à lui seul semblait pouvoir en finir avec ceux, mortifères, des aspirants djihadistes terrés dans les replis sombres de la société française.

Alors qu’il appelait, lui, à ce retour de l’espérance de réussite sociale qui ne se mesurerait qu’à l’aune du nombre de chiffres avant la virgule sur nos comptes en banque, je tentais modestement de pointer du doigt l’urgence de résorber la fracture numérique qui me semblait charrier plus sûrement nos haines communes par l’exacerbation des fantasmes – et donc des jalousies – sur les réalités économiques et sociales de l’autre, épié à travers l’écran sans que jamais ne puisse être faite la distinction entre fiction et vérité que l’état réel de nos actifs bancaires. Je m’en étais expliqué dans une tribune que le journal Le Monde avait eu la bienveillance de publier mais qui n’a, jusqu’à présent, pas obtenu d’autre écho que ce projet de faire entrer la France dans le XXIe siècle en la transformant en gigantesque StartupNation.

Cependant, depuis, et même si l’on veut bien faire montre d’honnêteté et de bienveillance intellectuelle et accepter qu’un temps long soit nécessaire pour que l’espoir de faire fortune ne s’inocule dans toutes les têtes, que les start-up parviennent à aspirer dans leur dynamique innovante tout un chacun, ce à quoi nous avons surtout été confrontés, c’est au surgissement brutal dans cette sphère numérique qu’incarnent presque à eux seuls les réseaux sociaux, de hordes de Haters et de trolls peu suspects de pingrerie lorsqu’il est question de distribuer à tout-va la bile noire qui semble les composer tout entiers.

Mais laissons cela pour ce qu’il pourrait être, un épiphénomène qui, comme ce comptant de haine distribué IRL par les vaincus de la réussite délinquante devenus en dernier recours aspirants martyrs de la cause djihadiste, se dissoudra dans ce rêve positiviste et numéraire que porte avec fougue le messianisme présidentiel.

Messianisme présidentiel dont, pour mon malheur, me souvenant d’une conversation avec un spécialiste de la diaspora arménienne qui me faisait remarquer que le seul endroit où celle-ci s’était en partie dissoute était l’immense baignoire à dollars de la Californie qui, plus sûrement que tous les empires et toutes les répressions, était parvenue à défaire les liens communautaires, je ne doute pas de la sincérité originelle. Vraie ou fausse, cette assertion vaut pour ce qu’elle véhicule de croyance en la puissance uniformisatrice de l’argent.

Laissons cela, donc, pour nous préoccuper de ce que véhicule ParcourSup, cet outil pensé et conçu pour aider ces citoyens de demain que sont nos enfants, ceux-là même qui devraient incarner cette France remise debout et allant de l’avant d’un pas sûr, à la conquête d’un monde enfin pacifié et d’une planète redevenue great à vivre pour chacun, à préparer leur avenir. Une plateforme pour recevoir tous leurs vœux – on notera tout de même le sens pernicieux du mot choisi – et un algorithme pour les trier. Un tamis géant, sans a priori, qui séparerait objectivement le bon grain des justes compétences assimilées aux justes appétences, de l’ivraie des illusions et des incompétences inscrites dans le marbre d’un parcours scolaire dont pourtant, à l’exception de quelques obtus acrimonieux passés à côté de la révolution freudienne, plus personne ne doute qu’il est, tel un sismographe, plus sûrement le reflet des activités souterraines des désirs du sujet en construction que la radiographie exacte de ses capacités réelles. Nous savons tous pourtant que les certitudes, comme le sérieux, sont rares à dix-sept ans et que les désirs indélébiles inscrits dans les chairs encore tendres de la petite enfance et réalisés à l’âge adulte ne sont rien d’autre que cet espoir que tout parent aimerait pouvoir appliquer comme un baume sur la plaie de l’angoisse qui s’est ouverte avec le premier cri du premier enfant venu au monde. Cette même plaie à laquelle l’administration, dans sa quête presque ontologique du bon fonctionnement, aspire à répondre rationnellement pour qu’il soit enfin possible d’en finir avec ce léger défaut constitutif de la condition humaine qu’est l’incertitude du désir et les mauvais choix – trop souvent assimilés à tort à des erreurs – qu’elle peut induire. Sauf que la rationalité absolue, comme les leçons de morale déversées avec mépris par des esprits aigris, moulés dans des corps marqués par la longue suite d’échecs qui ont parfois pris le masque de la réussite dans la vie, refuse de tenir compte de ce qui fait réellement de nous ces sujets à nuls autres semblables, profondément uniques et non reproductibles. Ces êtres qui, bon an, mal an, inventent leurs vies et façonnent le monde. Des individus qui, pour se construire et devenir ce qu’ils sont, ont rêvé, échoué, se sont relevés et révélés tout au long de ce chemin sinueux et chaotique qu’est une vie. Avec ParcourSup, ce semblant qui promet la fin des incertitudes et des errances estudiantines, on prétend qu’il pourrait en être autrement. Qu’il est possible de bâtir un monde de pure rationalité où nul ne se prendra plus jamais les pieds dans le tapis de ses désirs parce qu’on le lui aura enlevé avant même qu’il ne s’y heurte. Que le chemin promis par le vœu accepté par ParcourSup -ce vœu dont nul n’a le droit de prétendre qu’il pourrait avoir été fait par défaut, en ultime recours, inscrit-là comme un bouche-trou chargé de remplir la case encore vide sur la longue liste imposée – dix vœux principaux plus autant de sous-vœux – des souhaits désormais non hiérarchisés – sera la promesse d’un court bout d’autoroute bitumée et sécurisée aboutissant forcément à l’un de ces postes dont on ignore encore pouvoir rêver mais dont la StartupNation sait, elle, avoir déjà besoin pour fonctionner et remporter tous ces marchés mondiaux qui lui tendent les bras et qui rapporteront tout cet argent dont, imbéciles, nous ne comprenons pas avoir besoin pour vivre ensemble enfin heureux.

Est-ce un rêve ? Non, c’est un cauchemar. Celui qui réalise la synthèse dont ne pouvaient encore se terrifier Franz Kafka et Martin Heidegger, le premier en révélant l’absurdité potentiellement criminelle de la bureaucratie, le second en pensant l’arraisonnement du monde par la Technique – au sens de la technologie – au lendemain des bombardements américains sur Hiroshima et Nagasaki et l’homme devenu outil interchangeable et corvéable à merci pour le grand Léviathan de la machinerie sociale.Tel est ParcourSup, la bonne intention pavant l’enfer, la décision bureaucratique de sauver nos enfants contre eux-mêmes qui s’alloue les services d’un algorithme pour rationaliser sa mission. Une horreur incapable de prendre la mesure de l’incommensurable violence subie par des jeunes gens que l’on exhorte à se réjouir d’être trois, quatre ou vingtième choix, d’être reconnaissants d’obtenir une place et joyeux et enthousiastes de pouvoir s’engager dans un avenir qu’ils n’auront pas choisi.

Ce coup de massue sur le crâne de notre avenir – parce que oui, ne nous en déplaise, l’avenir s’incarne dans nos gosses plus que dans nos vieilles carcasses s’ingéniant pathétiquement à rester jeunes – l’aigreur qui ne pourra qu’en naître, la rage sourde qu’elle fourbira dans les replis de la société et qui un jour prochain viendra nous demander des comptes de la pire des manières qui soit, nous serons tous indistinctement appelés à y répondre si nous acceptons aujourd’hui d’en être les complices.

Demain, jeudi 7 juin, à onze petits jours des épreuves du baccalauréat, une grande partie d’entre eux, accompagnés de leurs parents et de leurs professeurs, des enseignants du supérieur qui auraient aimé pouvoir les accueillir sans distinction, descendront dans la rue. Nous devrions les accompagner, ne serait-ce que pour dire à notre jeune président élu contre les populistes que cette erreur qu’il est en train de commettre est la plus sûre manière de faire leur lit…

Franck-Olivier Laferrère

#ParcourSup

Le bleu(té) des choses…


Écrire, c’est gâcher sa vie. Je vis avec cette sentence qui résonne dans ma tête depuis des mois. Je me couche et je me lève avec. J’ai beau multiplier les diversions, m’agiter dans tous les sens – et dieu sait que dans ces cas-là je suis capable de développer des trésors d’imagination – me dire que cette phrase résonne comme la question stupide d’un talk-show ardissonnien, rien n’y fait, elle tient bon et refuse catégoriquement de me foutre la paix. C’est devenu tellement insupportable que j’en suis là, à tenter d’écrire dessus à la terrasse d’un bar avignonnais, un beau matin d’été, alors que ma seule obsession devrait tenir à savoir si, oui ou non, je prendrai des huîtres avec mon petit blanc aux Halles tout à l’heure. (Ou éventuellement de quelles moqueries ravageuses je vais assaisonner mon pince-fesses de 13h.)

D’être à Avignon, en plein festival, n’arrange sans doute rien. Je sais le prix que toutes celles et tous ceux qui sont là paient sans certitude pour participer à cette gigantesque foire aux 1480 spectacles qui se révélera mortelle pour 80% d’entre eux, une mise en chair et en os du pari de Pascal au milieu de laquelle règne la meute des charognards. C’est beau comme le désespoir.

Il me semble que c’est mon ami Éric Bonnargent qui écrivait il y a quelques années dans son petit essai, Atopia, que seuls ceux qui ne sont bons qu’à ça devraient écrire. Ce que je ne peux m’empêcher d’entendre comme : celles et ceux qui n’ont plus rien à gâcher, évidemment.

Et ce n’est pas le très beau Fuck America que j’ai vu jeudi soir, texte d’Hilsenrath adapté et mis en scène par mon ami Laurent Maindon cette année au Nouveau Ring, qui sera venu m’aider à dévier de cette pensée têtue…


Évidemment, il n’est pas question ici des bluettes insipides et sans conséquence nourrissant le gros du flot de la poubellication qui nous submerge depuis des décennies. Les bataillons de non-littérature qui n’ont d’autre fonction que d’alimenter le léviathan insatiable de la distribution sur lequel repose désormais tout entier la santé économique de l’industrie du livre – et accessoirement de nous distraire – mais bien des textes qui coûtent, qui exigent, cul et ventre nus, qu’on mette sa peau sur la table. Ceux qui nous tuent. Ceux qui me tuent devrais-je écrire au lieu de tenter une fois de plus de m’éviter. Ceux qui n’offrent pour autant pas la moindre garantie de quoi que ce soit, pire même, sans doute, que leurs vagues cousins lointains qui n’ont d’autre en commun avec eux que l’habit d’impression dans lequel on les met en page et qui à lui seul justifie qu’on les vende… Ça ressemble à un livre, ça sent comme un livre, ça pèse et coûte comme un livre, d’ailleurs c’en est un… mais qui compte à peu près pour rien. Mais la question se poserait de l’écrire ou de les écrire que je pourrais me satisfaire des innombrables problématiques de l’impuissance, de l’angoisse de la page blanche, du fantasme de porter en soi des textes qui comptent alors qu’en réalité on est aussi vide que l’époque, plein de vent comme l’outre offerte par Éole à Ulysse sur le chemin d’Ithaque… Sauf qu’écrire, que jeter négligemment ma peau sur la table, pour le coup, je l’ai fait, porté par l’hubris (oui, oui, sans doute que les dieux auxquels je ne crois pas me le feront payer cher, je n’en doute pas.) entretenu par une femme dont le jugement littéraire compte, porté sans doute aussi par l’avis de mes éditeurs que je maudirais volontiers de me pousser sur cette voie – comment pourrais-je l’écrire autrement ? Ce sillon, cette crevasse, ce gouffre, cet abîme ?), cette voie que j’avais si soigneusement évitée ces dix dernières années, sauf surgissements épars et incontrôlés, comme en 2014 pour le recueil de soutien au Refuge… À moins de parler de veine, cette veine qui charrie le sang, la mémoire de tous mes sangs, dont rien ne m’a jamais permis de me débarrasser. Pourtant j’aurais voulu, voulu de toutes mes forces m’accorder le droit à l’oubli, passer comme Keith Richards mon sang en dialyse pour le laver de toutes les scories qui s’y accrochent et le hantent, s’endorment et puis surgissent pour s’imposer au milieu de ma vie – de toutes mes vies – envers et contre tout, sans que rien, jamais, ne parvienne réellement à s’y opposer. Pas même l’existence de mon fils ni la possibilité d’une (hét)éros-topie qui m’arrache pourtant au gourbi de ce monde comme il va.

Alors, quoi ? Je n’en sais foutre rien, je ne suis résolu à rien, sauf à chercher un abri dans les replis du monde pour lécher ces plaies où ne cesse de porter le fer dès lors que les mots commencent à s’aligner les uns derrière les autres sur ces foutues pages blanches… Si j’avais pu tout bêtement renoncer à écrire, si la littérature n’était pas tout ce qui me préoccupe, que j’étais parvenu ne serait-ce qu’une seule fois dans ma vie à lui préférer n’importe laquelle des opportunités dont j’ai été (peut-être injustement) abreuvé, si je n’étais pas obligé d’admettre que je sais parfaitement que ce texte clos en décembre dernier porte en lui tout ce qui innerve chacune des lignes qui m’échappe, qu’à cette période 85-91 je dois d’être ce que je suis et que dès lors, la recouvrir d’un mouchoir et prétendre qu’elle n’a jamais eu lieu est impossible, je ne serais sans doute pas ici, à cette table de bar en train de batailler comme un chien avec moi-même… Je sais le prix que je devrai payer, que je renonce à sa publication ou que j’y cède, je sais que mes alternatives n’en sont pas, qu’au fil des ans, j’ai fini par réussir à me jeter au pied du mur et que là, la fuite n’est plus possible et dans le fond, que cet état infernal dans lequel j’erre depuis des mois ne tient qu’à ce savoir-là, que maintenant que ce texte existe, je suis fait comme un rat…

Et que la poussière soit…


Et que la poussière soit…
Qui a lu un jour John Fante a lu Demande à la poussière et donc la préface écrite par Bukowski en 1979 dans laquelle il raconte comment il l’a découvert parmi les rayons d’une petite bibliothèque ( petite bibliothèque, sans vouloir lourdement insister sur le rôle éminemment essentiel des bibliothèques entre les murs desquelles, non seulement dorment encore, parfois, affalés sur des piles de livres (ou des claviers de PC connectés), des clochards, mais aussi, potentiellement, les ouvrages de génies que la foudre du marketing et de la communication petit bourgeois a raté…), comment il a trouvé de l’or et qu’il est resté là, planté, incapable de se détacher des phrases qui s’enchaînaient et coulaient sur les pages, chacune comme irisée de sa propre énergie vitale, mêlant l’humour et la douleur en une géniale simplicité. 

Pour le coup, moi aussi je me rappelle très bien à quelle occasion j’ai rencontré la littérature de John Fante, c’était à l’été 2000, un soir de la fin juillet, sur la terrasse de L’Antidote, place de la Canourgue à Montpellier. Pour moi aussi ce fut par l’intermédiaire de Demande à la poussière – et de Mon chien stupide – que je la découvrais. Il faisait incroyablement chaud et je buvais encore à la chaîne – en vrai tayloriste de l’ingestion de cocktails – les margaritas bleues que me préparait spécialement JR chaque fois que je venais – soit presque tous les soirs depuis des mois – lorsque j’estimais avoir enfin terminé ma journée et que l’urgence me commandait d’aller noyer l’angoisse qui revenait au galop coloniser mes tripes et mon cerveau, en général juste après que je me sois infligé de relire les cinq, six ou sept pages de ma production littéraire quotidienne, écrites au stylo sur les petits carreaux d’un grand cahier d’écolier, comme j’avais toujours écrit jusque-là.

J’allais avoir vingt-huit ans et depuis le mois de novembre 1999, je m’étais jeté à corps perdu dans l’écriture de ce qui deviendrait mon incorrigible premier roman et qui en attendant m’avait tenu lieu de bouée de sauvetage au milieu du désastre auquel il était impossible de ne pas identifier ma vie. 

S. m’avait donné rendez-vous pour discuter de mon manuscrit qu’elle venait de lire ; avec V. notre relation commençait tout juste à s’inscrire dans la durée et le point final mis à mon roman me laissait plus seul et plus démuni que jamais. Quelques années plus tôt, la mère de S. avait elle aussi tenté d’aiguiller mon travail littéraire qui surgissait parfois, par bribes, comme ces épisodes cévenols qui tendaient à dessiner ma climatologie intime depuis près de dix ans. Je me doutais que S. me reprocherait un mélange des genres et une touffeur excessive, presque oppressante, sans doute, pour tout autre que moi, mais sur laquelle il n’était pas question – et surtout impossible – que je revienne tant elle me semblait exprimer au plus juste le maelström de sentiments à l’œuvre en moi depuis que M. m’avait quitté l’été précédent en tirant derrière elle le fil qui déroulerait intégralement la bobine d’une vie que je m’étais efforcé de croire aussi durablement que solidement constituée…

Quelques années auparavant sa mère m’avait prêté Sexus d’Henry Miller, et offert Chronique d’une mort annoncée de Gabriel Garcia Marquez avec cette petite dédicace laissant entendre que si un si grand écrivain avait pu écrire et publier un si petit livre alors moi, peut-être, un jour, en écrirais-je un grand.

Ce soir-là c’était elle qui était passée chercher les versions poches de ces deux indispensables Fante à librairie Sauramps, titres qu’il est aujourd’hui impossible de trouver, sauf aux prix exorbitants de 22€ pour le grand format papier et 15,99€ pour sa version numérique et peut-être – mais ayant écumé un certain nombre de librairies spécialisées dans la seconde main sans en avoir trouvé, j’en doute – d’occasion, dernières reliques de l’œuvre d’un géant de la littérature, comme cet unique exemplaire de Demande à la poussière négocié une petite fortune par son fils, Dan Fante, dans une boutique d’occasion de Los Angeles, quelques heures à peine après que son père soit mort, épisode qu’il relate dans cet autre livre nécessaire qu’a sans aucun doute été pour lui son Rien dans les poches, également publié en France en 1996 par Robert Laffont, repris par 10-18, puis par 13e Note et enfin dans la collection Point du Seuil avant que les éditions Christian Bourgois ne s’attachent au reste de son œuvre quelques années après avoir déjà jeté leur dévolu sur celle de son père… 

Incontournables donc, les Fante ? Sans doute, oui, sauf qu’aujourd’hui, nul jeune aspirant écrivain aux poches trouées, au nez qui coule et à l’ego au bord de l’atomisation ne pourrait prendre la violente et salvatrice claque d’une rencontre avec leur œuvre puisque l’éditeur français qui en retient – oui, je n’ai volontairement pas écrit détient – les droits ne semble pas décidé à permettre sa réédition en poche et sans doute encore moins en numérique.

Je ne vais pas revenir sur l’exergue qui trône à l’entrée de ce lieu, parce qu’évidemment qu’il n’y a aucun hasard ni aucune envie subite et encore moins de commande pour expliquer que je revienne aujourd’hui aux Fante, si ce n’est mon retour à ce nouveau tapuscrit qui attendait depuis plusieurs mois que je le reprenne et dont le socle bipartite s’enracine à l’époque de ma rencontre avec Arturo Bandini et, entre autres, l’épisode de ses deux jours collés à sa machine à écrire pour n’en sortir que ce putain de mot vain, palmier, écrit à longueur de pages qui, sinon, seraient restées désespérément blanches et dont le souvenir me hantait tandis que semaine après semaine je perfectionnais comme jamais mes techniques d’évitement de cette table de travail où, cul et ventre nus il aurait fallu que j’arrache ma peau pour l’y tatouer de ce si censément salvateur et si assurément lamineur mot fin.

Cependant, cette violente et salvatrice claque dont je regrette que tout jeune aspirant écrivain venant de se jeter dans l’arène pourrait, aujourd’hui, se retrouver privé, pour moi à l’époque, fut moins la confrontation à un style dont j’étais déjà suffisamment lucide pour savoir que, ni à ce moment-là, ni jamais, je ne me rapprocherai, que la découverte qu’écrire – je veux dire que réussir à écrire – même jusqu’à ce terrible mot fin, ne garantissait en rien que l’on ne puisse pas encore échouer, et échouer non pas romantiquement comme un John Kennedy Toole se suicidant avant d’être publié, mais bien plus salement encore, en reniant jusqu’à la plus infime part de soi, alors qu’on a pourtant su trouver le courage de mettre sa peau sur la table, comme John Fante se livrant corps et âme, jusqu’à la rognure de l’os – et ceci, dans le cas de Fante, n’est pas tout à fait qu’une image – dans la gueule visqueuse du Léviathan social, qui en l’occurrence, pour lui, prit les traits d’Hollywood, épuisé par cette lutte pour survivre, et rongé par la honte et la culpabilité d’infliger à ses proches les affres d’une vie de misère toute entière consacrée à cette seule et unique injonction crépusculaire – crépusculaire parce qu’au fond, et c’est sans doute ça le pire, manqué ou rattrapé par le succès, rien n’atténue cet état de guerre permanente qu’on impose à tous ceux qu’on aime – : écrire, à n’importe quel prix, ne serait-ce qu’une seule toute petite vraie phrase qui vaille la peine qu’on s’en souvienne…

Voilà pourquoi, sans doute, il m’est impossible de me faire à l’idée qu’aujourd’hui, en 2016, l’héritière d’un grand éditeur français puisse laisser la mesquine et minuscule raison comptable l’emporter sur son devoir – devoir qui porte à lui seul toute la grandeur du beau nom d’éditeur – de permettre que cette œuvre nécessaire soit largement disponible en livre de poche et à tous petits prix en version numérique, au même titre que n’importe quel autre classique essentiel de la littérature mondiale…

Facebook, et moi, et moi, et moi…

Sans doute ai-je du, comme tant d’autres, me promettre un jour ou l’autre de ne jamais aborder ce sujet, de ne pas donner au réseau dont en dix ans le nom est quasiment devenu aussi dur à exclure d’une conversation que ne l’ont été pour Perec les e dans La disparition, une importance que je me refuse obstinément à lui accorder. Comme tant d’autres également, je l’ai utilisé, pariant sur son potentiel rôle de média alternatif, ce qu’il sembla être, pour moi en tout cas, un temps au moins, entre 2007 et 2010. Mais depuis ? Depuis j’ai tourné, viré, râlé, mais j’y suis resté à faire de petits ronds dans l’eau de crainte de… De crainte de quoi d’ailleurs ? De perdre de cette visibilité factice qui tient toute entière à quelques statuts drôles ou piquants ? Aux jolies photos de couchers et levers de soleil pris depuis la table d’orientation du site des Moulins de Faugères où, un temps, j’ai établi mon campement d’indécrottable vagabond ? Et après ? Même ce rôle de poil-à-gratter de l’édition que j’ai bien voulu endosser en incarnant largement E-Fractions Éditions et le combat pour que l’édition numérique de littérature soit cette troisième étape essentielle – après l’invention de l’imprimerie et la création du livre de poche dans les années soixante du siècle dernier – de la révolution pour l’accès de tous à la littérature et ce formidable outil pour tenter de suturer cette plaie béante au cœur de la fracture sociale que représente à mes yeux la Fracture numérique  qui ne cesse de s’accroître et que seuls bibliothèques et bibliothécaires seraient en mesure de réduire si tant est que l’on veuille bien – nous, éditeurs de littérature – leurs donner quelques moyens pour y parvenir, en a-t-il réellement pâti depuis le 12 février dernier que je n’ai plus ouvert – pas même une fois – mon compte Facebook ? Hum ? Sincèrement je ne crois pas, non… J’ai quitté le petit cercle – de plus en plus petit au fur et à mesure que Facebook modifie ses critères d’ailleurs – concentrique au centre duquel je pouvais me raconter que… Que quoi, d’ailleurs ? Que toute ma visibilité et avec elle celle des idées de fond que je tente de défendre soient réduites aux astuces creuses de communication ou de marketing dont nous finissons tous par user, pris dans les rets de la machine, tristes mimes d’une société du spectacle qui en cinquante ans est même parvenue à devenir la caricature d’elle-même… Exister, coûte que coûte, au prix, une fois par jour, voire plusieurs fois par jour, de participer à cette reductio ad absurdum de soi, de la complexité qui fait la richesse d’une singularité, bref, en déniant la Littérature elle-même au prétexte de la défendre… Absurde, donc.

Ceci étant, l’abandon de mon compte Facebook ne résulte en rien de je ne sais trop quelle bonne résolution à la mode, de je ne sais quel farouche besoin d’#unpluging – pour le moins on pourra s’amuser de l’équivoque de cette expression passée à la moulinette du globish, langue de la mondialisation s’il devait y en avoir une – appuyé sur le courage que m’aurait offert un célèbre désigner de lunettes de soleil ou je ne sais trop quel besoin primaire d’un retour aux sources – de quoi ? Lesquelles ? On ne saura sans doute jamais, mais qu’importe, tant que seront aussi nombreux les acquiescements, muets, mais entendus, lorsqu’on évoque ce nécessaire retour – bref, pour le coup, il n’y avait rien de réellement pensé dans cet acte, rien au-delà de l’urgence dans laquelle je me trouvais à ce moment-là, non seulement de terminer le premier jet d’un tapuscrit qu’il me fallait rendre prestement et la préparation d’une compétition de judo qui exigeait de moi un tant soit peu de concentration. Ne pas ouvrir mon compte relevait simplement de la sagesse, que j’imaginais toute provisoire, de ne plus céder à la vorace chronophagie du réseau ou à la tentation néfaste des effets d’annonce, ce par quoi, sans doute, on sombre dans le comble de l’absurde, comme en juillet 2015 lorsque j’avais vu un post annonçant ma prochaine rencontre à Barcelone avec l’écrivain espagnol Javier Cercas, réunir près de 150 likes en quelques heures tandis que quelques semaines plus tard, la première partie de cette même itw enfin mis gratuitement en ligne n’était pas visionnée par plus d’une trentaine de personnes en plusieurs jours… Comme si le réseau s’était donné la peine de me rappeler ce que je ne pouvais plus ignorer depuis longtemps, à savoir que désormais le like vaut pour acte… Que cliquer sur un bouton like, vaut pour engagement… Et ce n’est pas le succès virtuel de ces notes que j’accumule à nouveau ici depuis un mois et la réalité de leur lecture qui viendra infirmer cette évidence… 


Alors quoi ? Alors rien, je ne rouvrirai simplement pas mon compte Facebook, d’autant que cet acte que j’imaginais parfaitement anodin – ce qu’in fine il est pour moi, c’est à dire rien de plus qu’une mise en cohérence de mes pensées et de mes actes – a provoqué des réactions qui ne se lassent pas, aujourd’hui encore, de m’étonner. Qui de frôler l’insulte parce que je ne lui ai pas répondu sur FB, qui d’interpréter cette disparition – ou désapparition que je lui préfère infiniment – comme le signe de quelque catastrophe personnelle qui m’obligerait, qui de ne même pas s’en être aperçu, l’interaction d’autres sur d’anciens posts les relançant dans la timeline, faisant de ce compte une sorte de cimetière et de moi un ghost au même titre que tous ces morts dont les comptes continuent de vivre, mausolées de suites binaires de 0 et de 1 qui perdureront sans doute tant que Facebook existera… 

Donc non, je n’ai pas quitté FB suite à un drame ou une maladie, je ne suis pas non plus devenu fou – je veux dire, pas plus que je ne le suis naturellement – ni socialement suicidaire, pas plus que je ne boude qui que ce soit ou ai décidé d’aller élever des animaux aux tréfonds de quelque campagne du bout du monde, j’en ai juste fini avec ce réseau, comme il m’arrive souvent de tourner des pages de ma vie, rien de plus ni rien de moins, et pour être tout à fait honnête, j’aurais plutôt tendance à vous dire que je respire mieux et que ce temps retrouvé je le consacre à ceux et ce qui me sont essentiels pour, maintenant que le vent s’est levé, tenter de vivre encore un peu…

Matins blêmes…


Couverture du New Yorker par Malika Favre.


Je crois que c’est surtout par dépit que j’ai fini par accepter l’arrogance des petits matins blêmes que s’obstinent à m’imposer l’hiver et le monde. Par dépit ou par lassitude, je ne sais plus très bien, un peu des deux sans doute.

Les jurés du Nobel de Littérature ont attribué leur prix à Bob Dylan, la réseaux sociaux sphère s’est jetée dans la polémique comme une morte de faim sur le dernier bout de tofu laissé pour compte sur la table du banquet vegan aux premières lueurs d’une aube post premier débat télévisé de la primaire de la Droite, Asli Erdogan continue de croupir dans sa cellule turque, d’énièmes tribunes ont, comme chaque mois de septembre-octobre, paru dans les grands quotidiens pour dénoncer la politique des prix littéraires, le froid et l’humidité se sont installés dans les rues de Paris comme ces vieux amis qui nous insupportent mais qu’on reste incapable de virer, le tout petit maire de Béziers n’en finit plus de saturer de ses abjections l’atmosphère du pays tout entier sous l’œil compatissant et complice d’une gauche locale sombrant dans le populisme le plus misérable et il n’y a guère que la verve de Michèle Obama découpant Trump en bûchettes et peut-être l’humour décalé d’Edouard Baer revenu sur Nova le matin, qui réussissent à m’arracher un semblant de sourire crispé. Bref, qui du dépit ou de la lassitude l’emporte, je n’arrive pas bien à me décider.

Je parierai volontiers sur le dépit devant ce qu’il convient de comparer à un tsunami populiste submergeant d’une côte à l’autre l’Occident, comme si la mondialisation ne pouvait s’affirmer que par le pire, toujours soucieuse de ne promouvoir que la tendance forte du moment au cas où, sait-on jamais, il existerait un risque à ne pas le faire, de manquer une bonne affaire. Du dépit donc, certes, mais une immense lassitude aussi qui s’installe au fil des ans à nous voir patiner sur place, tout moteur ronflant, participant seulement à engrosser un peu encore le brouhaha du monde.

Dénoncer l’attribution du Nobel à Dylan ce n’est pas mépriser un art populaire, pas même vraiment discriminer un mode d’écriture par rapport à un autre, vouloir obstinément et peut-être même en parfait contresens de l’Histoire, réaffirmer la supériorité supposée du roman sur toutes les autres formes de littérature mais regretter que ce lieu unique à offrir suffisamment d’espace pour tenter de dire le singulier dans toute sa complexité et par là, celle du monde, atténuant ainsi quelque peu les effets délétères de l’uniformisation généralisée de tout et de tous, ait été snobé par l’un des rares outils qui lui permet encore de résister à la gigantesque vague de réduction et de simplification d’un monde tout entier asservi par les services de la communication et du marketing… Que par l’intermédiaire de Bob Dylan, la chanson soit enfin reconnue comme un art majeur à part entière, que le mot chansonnier ne traîne plus derrière lui la lourde connotation méprisante qui conforte un certain esprit petit bourgeois, bien, très bien, même, dommage que cela se fasse au détriment du beau nom de Littérature et avec lui, tout ce qu’il porte seul de moyens de dresser des digues face au torrent de la pensée unique en passe de nous engloutir définitivement, une horde de petits prélats réactionnaires et fascisant surfant sur sa crête, trop heureux de nous voir nous entre-déchirer sous leurs yeux torves et plus encore de nous constater suffisamment idiots pour saper l’une des rares armes qui leur soit si difficile à contrer, sauf à la dénier en la renvoyant au seul usage d’une élite intellectuelle petite-bourgeoise et mythologiquement méprisante ( Allez donc dire ça à London, Kerouac, Cendrars, Camus, Fante ou McLiam Wilson), qu’ils continuent de désigner comme L’ennemi des peuples… Croire qu’en défendant, drapé dans sa vertu, l’attribution du prix Nobel de littérature à Dylan – j’ai bien écrit l’attribution et non le génie de Dylan – on fait acte de résistance et d’honneur en se posant comme héraut de La culture populaire contre une certaine idée du snobisme(?), non seulement c’est commettre une lourde erreur, mais, pire, c’est sans aucun doute, peut-être par devers soi, mépriser celles et ceux que l’on prétend défendre et représenter et, dans le même mouvement, servir la soupe dans des assiettes de porcelaine aux pires salauds que cette époque ne cesse d’engendrer…


Cette ombre qui s’étend…

Le froid grinçant des hivers parisiens nous avait cueilli un peu à l’improviste, comme un vieux souvenir presque oublié. L’été indien avait tellement semblé ne jamais vouloir nous quitter que nous avions fini par le croire capable d’effacer la saison qui venait.

A. parti rejoindre les longs couloirs encaustiqués de son grand lycée, nous avons fini de nous préparer, moi m’accrochant à l’élégance sensuelle de ton corps souple porté par une jolie paires de bottines de cuir noir et aux lueurs nacrées de notre nuit tout juste achevée dont le goût sucré s’était longtemps accroché à ma bouche malgré le café et la douce fumée des premières clopes que j’enchainais toujours un peu frénétiquement dès l’aube, comme il m’arrivait si souvent de le faire ces dernières semaines alors que tant s’écroulait autour de moi. Pourtant je la détestais cette obligation au noir que nous imposait cette journée où je savais qu’à ces premiers frissons d’hivers se mêlerait la lourde tristesse d’un adieu contre nature, le poids de l’impuissance à ne pouvoir échapper ni à son irrémédiable réalité, ni à la nécessité de la célébrer… Le gris pâle chiné de bleu du ciel pesait sur nos pas au milieu des fines lames de froid que le vent du matin lançait vers nous tandis que nous marchions le long du grand stade où ma vie d’homme avait commencé, trente ans plus tôt. Je me disais qu’au pire, je pourrais toujours m’accrocher à ta voix portant les mots du dernier Muñoz Molina au milieu du brouhaha de la si longue route qui devait nous mener sur la grande île qui finissait par n’en être plus tout à fait une depuis qu’on l’avait rattacher de force au continent pour la commodité de la marée montante des estivants qui l’ensevelissait chaque été maintenant… Sur elle non plus, je n’avais plus mis les pieds depuis trente ans au moins, à l’occasion d’une autre Toussaint, lové sur le siège arrière d’une voiture familiale, dans la grisaille et l’humidité d’un autre mois d’octobre, il y avait si longtemps…


Je te regardais, lovée dans le siège de cuir beige de la Quattro emprunté à mes parents pour l’occasion, l’épaisseur du silence de cet habitacle cossu comme une ouate protectrice contre l’agressivité du monde extérieur, hétérotopie bourgeoise en parfait décalage avec ma vie de ces dernières années, perché sur ma colline de schiste, la mer comme unique point d’horizon, une certaine forme de misère comme compagne quotidienne – je dis une certaine forme parce que tu sais que je ne perçois plus la frugalité que m’imposent mes choix comme de la misère véritable, ne serait-ce que parce que je l’ai choisi – et je pensais au premier chapitre de La colonie carcérale qui t’avait semblé si décalé du texte comme du sujet… Et pourtant, quelques heures plus tard, attablé devant cette seiche et ses linguine à l’encre, sur l’une des îles les plus huppée de France, je te redirais combien, en réalité, ce premier chapitre ne l’est pas… Combien, si tant est que je continue de croire en la Littérature, en sa force incommensurable à pouvoir dire le monde et la vie, à faire surgir ne serait-ce que quelques bribes de vérité dans cette époque qui a fait du mensonge son credo, ne pas dire ce que cette injonction ou cette malédiction me coûte, quel prix je m’exténue à payer année après année, pourrait lui être – et donc m’être – préjudiciable. Évidemment, les mots de Muñoz Molina que tu continuais de me lire alors que nous roulions vers l’océan, tout au moins ceux de la partie autobiographique de son texte, les meilleurs à mon sens, n’étaient pas étrangers à ce remugle de sentiments qui m’assaillait, mon dernier texte en cours auquel je n’avais pas réussi à toucher depuis cinq mois en socle mouvant des pensées qui se mêlaient à ses aveux, plus vite que la berline ne nous conduisait vers notre si triste destination… J’aimais regarder du coin de l’œil la gracilité ferme de ton corps en partie caché sous ta douce étole blanche pour t’abriter du froid mordant qui entrait par bourrasque lorsque j’ouvrais les fenêtres pour fumer. Tes cheveux blonds, dans leur subtil arrangement de soin et de rébellion, qui ne pouvait plus me masquer cette part de tendre sauvagerie que j’avais la chance de connaître désormais, tombaient délicatement sur tes épaules, une mèche ou deux débordant sur tes grands yeux bleus joliment sertis de ces fines lunettes que je trouvais si incroyablement sexy me renvoyaient au tendre souvenir de notre nuit… Molina avait fait de Lisbonne le fil de son récit et moi je pensais que Barcelone serait peut-être le notre. Tu lisais et je nous revoyais l’année passée dans le bureau de Javier Cercas alors que nous l’interviewions à deux voix comme on écrit à quatre mains, quand nous buvions ces bières sur la petite place qui jouxte la rue de son bureau juste après, ton pas décidé dans le hall de l’aéroport lorsque j’étais venu te récupérer quelques heures auparavant, la belle certitude de ta démarche, le claquement de tes talons qui résonnaient à mes oreilles comme le chant du désir au milieu du chaos babélien que seuls les grands aéroports internationaux sont capables de produire. Je me souvenais de la petite cour de notre appartement situé dans Example, des margaritas bleues sirotées dans la nuit dense de ce mois de juillet, du plaisir plein de sueur que nous avions partagé dans la moiteur de l’après-midi, sur le canapé du salon… Je m’accrochais à tous ces souvenirs comme un naufragé aux restes de son bateau pour ne pas penser à ce minuscule cercueil de nacre que nous accompagnerions en terre quelques heures plus tard, à la tristesse insondable de tes amis qui peu à peu deviennent les miens, à cette rage que je sens poindre en pensant aux trahisons politiques dont sont victimes ceux que j’ai laissé derrière moi en venant te rejoindre, à la haine qui croît sans que rien ne semble vouloir s’y opposer, à mon refus de céder à la tentation de comparer ce temps aux années trente du siècle dernier. Je pensais à tout cela et aujourd’hui mes doigts courent sur l’écran de ma si nécessaire petite tablette où s’alignent ces mots qui me sont aussi vitaux que tes caresses dans la torpeur de cet hiver non climatique qui vient et auxquels nous devrons bientôt faire face ensemble…

Reflet(s)…


Je l’avais vu, ses mains dans les poches, traîner sa lassitude d’avoir, quinze ? Peut-être seize ans, ses baskets raclant la poussière du jardin, essayer de mettre une tête décroisée à la basse branche de l’arbre qui pesait de toute son ombre sur la pelouse. Je l’avais vu sans doute autant que je m’étais vu, là, à sa place, trente ans plus tôt, opérer le même geste exactement, au même endroit, le poids de la tristesse enfonçant mes pieds dans le sable jaune des allées du jardin de la Médicis… Trente ans… 

Et depuis ? Depuis je m’étais allégé de cette tristesse immense, de ce poids qui encombrait chacun de mes gestes, ralentissait mes mouvements au point que je finissais par croire que c’était ça, vivre, avancer au ralenti au milieu des autres pris dans cette folle course à la réussite, ce défi qu’il aurait fallu relever pour ? Pour quoi faire déjà ? Pour qui ? Pour plaire à qui ? Trente ans plus tard je n’ai d’ailleurs toujours pas compris, traînant à nouveau là, dans les mêmes allées, ne possédant rien de plus que ce que je possédais à l’époque, rien de plus à l’exception de cette irrépressible passion de vivre qui me tient lieu d’antidote face à toutes les injonctions, me préserve de toutes les compromissions, la Littérature comme unique horizon, cette sentence de Debord en boussole : « Pour savoir écrire, il faut savoir lire, pour savoir lire, il faut savoir vivre… »

Chapiteaux du Livre – Chronique 3 – La Victoire de Samothrace


Au saut du lit ( saut du lit : figure acrobatique fantasmée par tout homme vaincu la veille au soir par un Glenfiddich roublard et musclé, consistant, au réveil, à passer d’un coup d’un seul de la station horizontale à la station verticale.) en regardant rouler au-dessus de mon crâne écrasé par l’angelus hystérique venu de l’épais cul d’une bouteille écossaise, les lourds et cotonneux nuages gris et noirs qui s’amoncelaient, je me disais qu’il ne manquait plus que ça pour nous achever. Un dimanche glauque et trempé, clouant les derniers visiteurs téméraires au fond de leurs tanières douillettes. 

Il était 7h23, j’étais plus tombé de mon lit que je n’en avais sauté, aussi lourd et barbouillé que le ciel chapeautant la terrasse vide du manoir – comme avec A. nous avions fini par surnommer la maison de Gilles et Virginie, ses chambres gigantesques et ses patios romantiques, conglomérat de cartons et d’outils de chantier où nous avions passé tant de soirées heureuses ces derniers mois – où j’étais venu me réfugié pour ces quatre jours, incapable – au fond je le savais – de retourner au moulin dont j’avais sans doute fermé une ultime fois la grille quelques semaines auparavant…

Les petits yeux d’aigle des Balkans, bleus et perçants, de colossal Čolić, son grand corps ample occupant irrémédiablement l’espace, surnageaient au milieu de la brume éthylique d’un lendemain de cuite aussi triste que j’avais tenté un peu artificiellement de la rendre joyeuse, déniant ce que je venais moi-même d’écrire et ce que je ne cessais de répéter à loisir depuis que les êtres comme les lieux m’avaient confié leur pouls.

J’avais beau savoir redoutables les colères de Jean, sa détermination pugnace qui avait su faire naître ce lieu du cœur des ruines de la splendeur biterroise passée et à jamais perdue – et toutes les actions culturelles qui en avaient découlé depuis dix ans – je n’arrivais pas à me défaire de l’idée que, de toute façon, quelque soit l’issue de cette bataille absurde qui s’était engagée, là, et au milieu de laquelle nous pataugions tous désormais, toute victoire ne pourrait, au mieux, que ressembler à la statue de Samothrace, fière mais étêtée, sans bras, une aile en moins et dépouillée de tout attribut habituellement prêté à cette déesse antique dont les vestiges de marbre trônent aujourd’hui à la seule place qui leurs reste : dans la salle d’un musée, là où survivent les œuvres d’art devenues biens culturels du peuple, c’est à dire parfaitement inoffensives.


Toute guerre civile laisse derrière elle des plaies à jamais ouvertes, traces indélébiles dans la mémoire de celles et ceux contraint de la subir. C’est ce que tentera de nous rappeler, fou de cette colère contenue que rien ne peut apaiser, Velibor Čolić, Velibor le Bosniaque, Velibor le migrant, Velibor l’exilé qui ne se privera pas de dire à l’assemblée venue l’écouter qu’à prêter aux Yougos plus de bêtise que nous ne nous en prêtons à nous-mêmes, nous risquions de bien mauvaises surprises… Il rappèlera les mosquées, les églises – catholiques et orthodoxes – et les synagogues qui avaient si longtemps vécues en harmonie, la fragilité de ces équilibres, le précieux de ce vivre ensemble, le prix qui l’en coûte de l’oublier… 

​Mais sans doute que l’expérience de la guerre, comme celle de la pauvreté – je veux dire, la vraie, celle qui vous oblige à compter chaque centime, à penser longuement chacun de vos choix, pas le senti-ment de celle-ci qui nous pousse à nous apitoyer sur notre sort lorsqu’on s’estime, ne serait-ce que partiellement, exclu de l’hyperconsommation – ne peut se transmettre réellement, qu’au mieux, en croyant de toutes ses forces en la Littérature et, dans le meilleur des cas, en parvenant à en faire un tout petit peu, parvient-on à en laisser pressentir quelque chose, presque rien, infiniment moins que ce qu’elles sont en réalité, mais quelque chose tout de même. C’est ce que nous nous disions avec Velibor, tandis qu’au déjeuner, dimanche midi, pince sans rire, il tentait de nous expliquer que lorsqu’on a été pauvre, on accepte toujours et par réflexe, tout ce qui est gratuit, après avoir été le seul de la tablée à avoir souscrit avec un enthousiasme de gosse à la proposition de sauce au foie gras que venait de nous faire la jeune serveuse de Régina. L’après-midi même, c’est le même désespoir têtu que j’entendrais sortir de sa bouche tandis qu’il parlerait de sa guerre et du jour où, pour lui, l’Humanité pris fin, le 18 mai 1992. Le même désespoir têtu à tenter de nous faire entendre que nous sommes en train de jouer gros sans mesurer le prix que nous pourrions avoir à payer pour l’ensemble de ces petites lâchetés dont nous ne cessons de nous rendre coupable depuis quelques années, sans doute persuadés que nous, et cette France éternelle que nous avons la médiocrité de croire incarner, ne sera jamais ni l’ex-Yougoslavie, ni l’Algérie des années noires… Pourtant, peu à peu, ce sont bien les conditions de la guerre civile que nous sommes en train de réunir, les conditions de la destruction pure et simple de ce fragile vernis de civilisation qui fait miraculeusement tenir ce vivre ensemble de plus en plus ouvertement moqué par les bonnes âmes si supérieures qui se répandent partout où elles le peuvent et jouent solo, partout où il faudrait jouer ensemble… Puisse l’avenir proche me donner tort et faire de moi, comme des quelques rares amis que je me reconnais en ces temps monstrueux, de pauvres Cassandre illuminées… Dans le cas contraire, je sais que ce qui nourrira principalement ma colère, tiendra à ce simple fait d’être contraint par la lâcheté des ânes à patauger dans ce merdier infâme…
Thierry Guichard et Velibor Čolić


À lire : Manuel d’exil de Velibor Čolić, Gallimard 2016.

Chapiteaux du Livre : À l’aube du deuxième jour…

C’est à la difficulté de l’œil à s’ouvrir et à celle du (dernier) cheveu à reprendre sa place au réveil qu’on mesure la soirée de la veille… Enfin, moi, c’est à ça que je la mesure d’habitude… Au poids des résidus de molécules d’alcool qui pèsent encore dans mon sang quand je tente de retrouver la station debout pour rejoindre mon premier café… Et hier matin, c’était dur, plus dur que d’habitude pour être honnête. Pourtant, je n’avais pas le sentiment que nous ayons tant bu que ça. Et en réalité, d’ailleurs, nous n’avions pas tant bu que ça. Non, ce n’était pas l’alcool de la veille qui (me) pesait hier matin, c’était autre chose, un sentiment poisseux, un reste de malaise qui laisse une sensation de lourdeur pâteuse dans la bouche, qui noue l’estomac comme les vieilles angoisses de l’adolescence qu’on peine à identifier précisément et dont on ne peut pourtant nier qu’elles sont bien là, tenaces, à vous pourrir la vie.

Pourtant, tout avait été bien, bon, tendre, hier dans la journée, les rencontres avec les mômes, ceux de Bédarieux, dont quelques uns des anciens copains de mon fils, ceux du Lycée Mermoz le matin, secondes professionnelles qui avaient bossé comme des brutes avec Pricille, leur prof de français, sur ma bio, sur mes textes, et évidemment sur la maison d’édition et puis enfin ceux de Jean Moulin, nombreux, des 1ères L concernés, ou censément concernés, au premier chef par ce que je leur racontais. Leurs sourires à tous quand je leur avouais que pour moi, les livres, avaient toujours représenté l’échappée, la possibilité de cette liberté qui déjà, à leur âge, m’était si chère et que je ne savais trouver sur les bancs d’une école dont pourtant, par ailleurs, j’étais conscient de la nécessité ; les échanges avec les amis, les auteurs, Christophe Tostain et Dominique Forma, Patrick Boucheron, les irish coffee et les Carejillo de Carless et les petits plats de Régina, même le tançage vif de Marie dans l’après-midi l’était, tout, au fond, l’était, et pourtant ce malaise qui durait… 


Était-ce le vide laissé par l’absence de la traditionnelle présentation de saison de Sortie-Ouest par Jean Varéla la veille au soir ? Les inquiétudes récurrentes quant à la survie de ce lieu nécessaire qui revenaient sur toutes les bouches pendant le cocktail de jeudi soir ? Cette tension, latente, impossible à ignorer qui marquait les visages des ami-es ? Un peu de tout ça, sans doute, et plus encore cette incompréhension de croire assister au spectacle d’animaux affolés sur le point de s’entre-dévorer plutôt que de se souder à l’approche du danger… De ce populisme d’extrême-droite qui pour le coup, lui, ici, à Béziers, n’est plus ni latent, ni rampant, mais bien à l’œuvre, guettant chacune de nos erreurs pour gagner encore un peu plus de terrain… 

À 8h, ce matin, sur la terrasse plein Est de Gilles et Virginie, chauffé par les rayons de ce beau soleil sudiste, c’est à ça, à cette noirceur tenace que je pensais, à ces penchants suicidaires qui nous font vaciller avec délectation au bord du gouffre comme des adolescents en mal de sensations fortes… À ça et à ce devoir d’être conscient que le temps où nous pouvions encore nous permettre d’attendre pour voir est définitivement révolu et que la bataille pour défendre tout ce à quoi nous croyons et tenons, qu’on le veuille ou non, elle, a bel et bien commencé…