De la sidération…
Installé à la terrasse de la Rotonde, j’avais fini par me demander si je n’aimais pas plus encore les aubes désormais. Ce temps court qui s’offrait entre l’oubli de la nuit et l’exaspération frénétique des jours, cet entre deux où il n’y a rien, où il n’y plus aucun devoir à être, ni fêtard, ni avide conquérant de ces parts de réussite sociale censées nous déterminer aux yeux du monde et des autres, errance statique, comme en suspension, tandis que chacun s’agite et s’inquiète, happé par la nécessité des choses ; que nos gosses s’empressent vers un avenir dont on prétend désormais qu’il pourrait être, in fine, déterminé par les calculs savants d’un algorithme à la froide objectivité qui les débarrassera de toutes illusions assassines et coûteuses comme je l’écrivais dans le journal L’Humanité.
Ce temps hors de la sidération de ce début de siècle, jetée comme un mauvais sort sur la condition humaine qui hésite entre ses vieux affects et ce devenir augmenté que lui promet la Science et que lui offre déjà, croit-elle, cette mésexistence numérique et les outils de projection pixelisée comme autant de prothèses surnuméraires qui nous auraient colonisés, que la Technique a autant mis à notre service que nous nous sommes mis au sien, obéissant à l’injonction du temps, peut-être seulement pour être résolument moderne, comme nous y appelait Rimbaud, à moins que ce ne soit pour singer bêtement notre époque par crainte d’un exil dont il serait impossible de revenir.
À l’autre bout de la terrasse déserte, un petit maître s’abîmant dans l’étude des pages bourse du Figaro, une formule petit-déjeuner complète étalée sur sa table, un trio de flics en gilet pare-balles sur leurs chemisettes blanches, mitraillette au poing, pour dire la menace qu’il ne faudrait surtout pas oublier alors que croise au large de nos côtes un navire plein de 629 réfugiés sauvés in extremis du naufrage, traversant ce carrefour tant de fois fréquenté en près de quarante ans qu’en additionner les minutes et les heures passées me donnerait sans doute le vertige.
Et peu à peu les groupes de touristes s’agglutinant les uns sur les autres par respect de l’ordonnancement quasi militaire imposé par une batterie de serveurs soucieux de ne pas perdre la moindre tresse d’osier vernis au rouge rubis coruscant dans la grisaille de cette matinée de juin qui mime celles d’octobre lorsque l’été s’éloigne et que, refusant d’en démordre, nous nous acharnons encore à sortir en bras de chemise, dans un ultime geste de déni de la lumière qui s’enfuit et des jours qui raccourcissent, comme nous, paraît-il, sur le dernier sentier.
Je regardais ce petit manège, encore habité des images de l’épisode final de Sense 8, cette série LGBT friendly et antiraciste produite par Netflix, vu la veille avec mon fils de dix-sept ans, où amor vincit omnia, malgré tout, comme dans la Casa de Papel si l’on y regarde bien, où le clin d’œil s’adresse peut-être d’abord aux indignés de la Puerta del Sol, mais dans le fond tout autant à cette même part de l’humanité qui s’acharne à croire, dans toutes les marges, dans tous les clubs et sur toutes les places occupées de la planète, que le monde ancien agonisant va bien finir par crever pour nous céder enfin sa place. Pourtant ici, depuis un peu plus d’un an, sous le visage poupon et disruptif du jeune édile, c’est bien lui, l’ancien, qui semble hurler son retour et sa victoire prochaine au milieu d’un champ de bataille où nous ne cessons plus de reculer. Sur le traitement indigne des réfugiés chassés et harcelés sans relâche et dont les alpes, comme nous le savions tous, nous révèlent aujourd’hui les corps sans que l’on s’en émeuve vraiment… sur l’instauration d’une sélection qui ne dit pas son nom à l’entrée de l’université contre laquelle pourtant, génération après génération nous nous sommes tous battus ces cinquante dernières années, sur la remise en cause des aides sociales, sur l’enterrement du plan banlieue pourtant réalisé en concertation avec les acteurs de terrain et mené sous la direction d’un homme de centre-droite peu soupçonnable de dérive gauchiste ou frontiste, sur ce besoin d’alternatives à un modèle économique et social en train d’épuiser la planète et transformer des millions d’êtres humains en simples outils usinables et corvéables à souhait que symbolisait la ZAD de Notre-Dame-des-Landes et que nous avons laissé mater par un déploiement de forces totalement disproportionné et incompréhensible en nous racontant que oui, il n’était question ici que de rétablir un ordre républicain qui vaut pour tous, dans une société dont nous savons tous pourtant qu’elle ne peut plus cacher depuis longtemps des inégalités structurelles ineffaçables à coups de matraque et de gaz lacrymogène.
Partout donc, à l’exception de Rouvray, lisais-je dans le fil de ma TL entre deux gorgées de café et trois bouffées tirées sur ma clope dont mes nouveaux voisins commençaient à regarder la fumée en grimaçant tandis qu’ils beurraient les tartines du petit-déjeuner français qui venait de leurs être servi. Avec le temps qu’il fait vous n’aviez qu’à coloniser les banquettes de la salle au lieu de vous coller comme des mouches à merde sur un morceau de steak un soir d’orage, avais-je commencé à penser, aussi peu amène qu’une vives sur laquelle on viendrait de marcher.
Et je ne parle pas du traitement musclé des rébellions étudiantes et lycéennes que nous n’aurions jamais toléré.
Quand je dis nous, je parle de l’immense majorité qui ne penche ni vers un extrême ni vers l’autre, qui rêve d’un pays apaisé où il ferait bon vivre et aimer qui l’on voudrait, où le strict respect des libertés individuelles ne saurait être un sujet, où la violence de l’Etat serait contenue comme elle avait su l’être depuis la mort de Malik Oussekine en 1986, où le communautarisme resterait cette étrangeté d’outre-Atlantique ou d’outre-Manche, la religion la pratique ritualisée d’une croyance respectable de certains, conservée loin des ors de la République et des affaires courantes, où le traitement des malades psychiatriques ne s’imaginerait que dans la plus grande humanité, tout comme l’accueil de celles et ceux qui risquent tout pour venir se réfugier sur ce territoire d’exception qui n’a plus connu la guerre depuis 1945 et qui s’appelle l’Europe, cet idéal sur lequel nous ne cessons de mégoter comme seuls les riches peuvent le faire d’une chance à nulle autre pareille, fut-elle imparfaite et critiquable, que nous sommes en train de laisser crever, autant par vindicte que par désintérêt, comme s’il était déjà acquis, ignifugé et donc protégé de tous nos petits jeux de pompier-pyromane alors que tous les signaux sont au rouge, que le fascisme y fait un peu partout un retour inimaginable pour tous ceux, comme moi, qui ont été biberonnés au plus jamais ça et qui pourtant ont laissé faire, pensant légitimement qu’était venu le temps de ne se préoccuper que de soi et des siens, de tourner le dos à la Politique, cette harassante pratique du quotidien qui engendre disputes et désaccords, qui ramène sans cesse au commun quand seul l’avenir du un semblait enfin pouvoir compter.
Et c’est peut-être de là que vient cette sidération qui nous catatonise depuis des mois, de ce mensonge dont nous avions fait l’écrin de nos quotidiens, l’impossible retour du pire, ce fascisme qui occupait les récits de nos grand-parents et les pages de nos livres d’Histoire, l’inimaginable du meurtre de masse au coeur de nos sociétés, meurtres commis, non par des autres venus de l’au-delà du Limès, fussent-ils partiellement animés par un Islam politique né des cendres d’un Proche et d’un Moyen-Orient dont nous avions fait notre terrain de jeux, mais par quelques uns des nôtres qu’aucune déchéance de nationalité ne serait parvenue à exclure du corps commun que, ne nous en déplaise, nous fondons malgré tout, tous ensemble, pour le meilleur et pour le pire. Une sidération née de toutes ces peurs contre lesquelles un seul nous aura semblé le rempart, avec sa fougue et ce désir puissant le faisant croire lui-même à son destin, un seul s’abîmant dans l’hubris pour finir par croire que nous étions tous si désespérés et impuissants qu’il pourrait faire renaître de ses cendres le mythe de l’homme providentiel, le plus-un qui aurait la force et le panache pour nous débarrasser de ce devoir commun qui nous échoit et qui consiste à prendre notre part sur cette ligne de crête entre deux précipices, funambules sur le fil d’un début de siècle où la victoire durable du progressisme est aussi possible que le retour du pire. Une corde raide où les premiers de cordée ne sauraient être ceux qui réussissent dans la vie au prix de n’envisager cette dernière que comme une longue suite de combats à remporter face à des ennemis, mais celles et ceux qui croient fermement qu’un autre monde est possible, que la bienveillance est plus qu’une parole creuse lancée au milieu d’un meeting de campagne, qu’elle peut innerver jusqu’à la fermeté dans le respect des règles minimum du vivre ensemble sans que celle-ci n’ait à prendre le visage grimaçant d’un ministre de l’intérieur qui finirait par nous faire regretter les pires de ses prédécesseurs. Si ce jeune président se devait d’incarner autrement que pour les seules lignes de la communication politique ce devenir possible de la victoire du progressisme, il ne le pourrait qu’à la condition que nous soyons prêts à le rappeler à l’ordre sans craindre que ce faisant, nous ouvririons la porte au pire, parce que ça n’est qu’en continuant de s’y refuser, tétanisés par la peur de le fragiliser, que nous provoquerons ce que nous voulons à tout prix éviter…